
S’adapter à l’IA en éducation signifie démissionner
Éric Martin et Sébastien Mussi alertent sur la présence de l’intelligence artificielle dans le secteur de l’éducation dans une lettre ouverte. Les auteurs ont co-signé Bienvenue dans la machine. Enseigner à l’ère numérique.
Le 15 mai a marqué la tenue d’une Journée sur l’intelligence artificielle en enseignement supérieur, organisée en collaboration avec IVADO, un consortium financé par Québec et Ottawa dont la mission est d’« accélérer l’adoption de l’intelligence artificielle ». D’après ce que nous rapportent les médias, la quasi-totalité des panélistes choisis pour intervenir ce jour-là affirment qu’il faut informatiser encore davantage l’enseignement, sous prétexte que l’intelligence artificielle (IA) est « déjà là » et que nous n’avons d’autre choix que de nous y adapter. Vu le peu d’importance accordée au point de vue critique dans cette journée, il nous est apparu important de relever ici les problèmes avec ce discours en faveur de « l’adaptation ».
Un projet imposé par les GAFAM
Premièrement, le développement de l’IA et l’informatisation de l’école sont présentés comme des évolutions naturelles auxquelles il faudrait absolument se soumettre. Cette attitude contribue à masquer l’origine véritable des choix actuels. Ces technologies sont développées par des entreprises qui ne visent pas le bien commun, mais la maximisation du profit. Rappelons que les GAFAM constituent la troisième puissance économique mondiale. Nous ne pouvons pas laisser à ces puissances privées et antidémocratiques le monopole de la décision politique en qui concerne aussi bien la place de la technologie dans la société que celle dans les établissements d’enseignement. Ajoutons que la vitesse à laquelle les changements sont imposés présentement contribue à escamoter la réflexion critique, pourtant cruciale.
Le déni des effets néfastes de la technologie
Deuxièmement, nous refusons de prendre sérieusement en compte les risques encourus par nos enfants, dans le cadre de l’école, et par la société en général. De nombreuses études démontrent les effets néfastes de l’informatisation de l’éducation et des relations sociales, notamment après la pandémie et la généralisation de l’école en ligne : perte d’empathie, solitude, isolement, anxiété, dépression, idées suicidaires, etc. Rien ne prouve que les machines ont un effet pédagogique positif important. Par contre, il est assez clair qu’elles engendrent beaucoup de retombées nuisibles.
Pourquoi, alors, continuer à dire qu’il faut s’y adapter béatement, sans tenir compte de problèmes pourtant patents ? N’est-ce pas la responsabilité des intellectuels et des chercheurs que de regarder la réalité en face plutôt que de pratiquer ce qui s’apparente à du déni ou à du jovialisme ? Quoi qu’il en soit, une réflexion véritable ne saurait balayer cela du revers de la main, sans quoi elle verse dans l’irresponsabilité crasse.
De quel avenir voulons-nous ?
Troisièmement, on dit qu’il faut nous adapter au « monde à venir ». Or, cette représentation du monde découle, ne l’oublions pas, du fantasme de capitalistes préoccupés à accumuler de la valeur, sans égard à la nature ou à l’humain. Ce n’est pourtant certainement pas l’avenir que ceux qu’on a mis au monde choisissent quand on se donne la peine de les écouter.
On peut aussi se demander en quoi l’informatisation de l’école et de tout permettra de résoudre les défis qui se profilent pour les générations à venir : l’environnement et le climat, les inégalités sociales à toutes les échelles, les pénuries d’eau et d’énergie à l’échelle mondiale, pour n’en nommer que quelques-uns. Des problèmes que le développement de machines cybernétiques plus performantes n’arrangera en rien tant que notre société carbure à la folie de la croissance infinie.
La destruction de l’autonomie
En fait, on risque d’obtenir le résultat inverse : une aliénation de plus en plus grande à l’égard de machines autonomes, pendant que nous le devenons de moins en moins. Historiquement, l’indépendance relative de l’éducation supposait une distance critique de l’école à l’égard des intérêts à courte vue qui dominent à tel ou tel moment la société civile ou la sphère des échanges économiques. Elle supposait aussi de développer l’autonomie et la faculté de juger, de former des citoyens actifs.
Désormais, l’objectif est tout autre : il s’agit, au contraire, de mailler, de brancher l’école directement sur le marché et de préparer la main‑d’oeuvre dont les entreprises auront besoin, de préparer aussi son recyclage, le marché du travail étant appelé « naturellement » à changer de plus en plus vite. Cela est entendu, puisque c’est plutôt l’économie et la technologie incontrôlées qui dictent la marche à suivre : le maître mot étant désormais : « adaptez-vous » ! Nous ne formerons donc pas les citoyens autonomes, actifs et critiques dont le XXIe siècle a pourtant besoin d’urgence.
Adaptation rime avec démission
La « réflexion » unidimensionnelle qui nous parvient après la journée du 15 mai ne sert, au bout du compte, qu’à construire « l’acceptabilité sociale » de la virtualisation déjà programmée de la société et du système d’éducation, le tout légitimé par le discours rassurant sur les « balises éthiques ». Nous avons, semble-t-il, rendu les armes.
Nous avons cessé de penser que nous pouvions poser un regard réellement critique sur le délire de la Silicon Valley, un projet d’une radicalité et d’une violence terrifiante qui vise à intégrer toute la réalité humaine et naturelle à la Machine capitaliste. Nous avons cessé de croire qu’une autre société était possible et nous tentons d’enfermer nos enfants dans un mode de développement périmé.
Pourtant, la société de l’accélération technologique et capitaliste fonce vers le mur écologique à grande vitesse. Soyons clairs : l’adaptation acritique à cette dynamique relève de l’aliénation, et l’absence de réflexion critique nourrit la « banalité du mal ». Nous ne faisons que suivre le mouvement général impulsé par les grandes entreprises, sans y penser.
De timides « balises éthiques », qui laissent de côté la question des risques réels et durables — présents et futurs — pour nos enfants et pour la société en général et laissent intacte la prémisse de la croissance infinie de l’économie et des machines, ne régleront rien. Ce qu’il faut, c’est débrancher tout cela, le temps de repenser une école et une société à échelle humaine et respectueuse de la nature.
En lien avec le livre
Bienvenue dans la machine
Enseigner à l’ère numérique
Eric Martin et Sébastien Mussi

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